Sunday, April 15, 2012


Rendez-vous Impossible


La tempête parfaite et le paradoxe


La culture française est nourrie d’histoires de Perdants Magnifiques ; son imaginaire est particulièrement exalté par une adversité à la mesure de ses héros et par une persévérance qui relève d'un culot irrationnel, doublée d’un humour infaillible face à la réalité (La Chanson de Roland pour la bataille perdue de Roncevaux en 778, Cyrano de Bergerac ou même le village d'irréductibles gaulois pourraient être mentionnés ici). Il est en revanche moins connu que la Grèce moderne a pu faire face à ses héros et ses mythes de l’antiquité, comme le fait le poète Georges Séféris lorsqu'il parle de la perte inutile de tant d’hommes valeureux à Troie « pour une tunique vide, pour une Hélène » (Journal de bord III) – pour une Hélène qui, selon Euripide, n’était présente à la cite ensanglantée de Troie qu’en tant que fantôme, un mirage, alors qu'elle était en réalité accueillie en Egypte.
Si on admet que, ni Séféris, ni même Mallarmé ("un coup de dés jamais n'abolira le hasard"), n'ont une quelconque motivation nihiliste, mais plutôt la volonté de sortir « au-delà du champ de l’objectivité », comme dirait N. G. Pentzikis, il est particulièrement intéressant de voir en quoi consiste une telle sortie aujourd’hui pour une artiste telle que Irini Karayannopoulou.

            Tout d’abord un atlas. C’est-à-dire une manière de collecter et de composer visuellement ses mémoires et fantasmes autour de l’histoire de son arrière grand-père et donc de ses racines : comme Irini Karayannopoulou l'écrit dans un récent courriel « tout a commencé par l’histoire de mon arrière grand-père qui était armateur et, au début du siècle, la mer lui a pris son plus beau bateau, le joyau de sa flotte. Le coup a été très dur. Mon grand-père s'est mis à jouer aux cartes en prétendant pouvoir ainsi doubler sa fortune. Très rapidement, il a tout perdu. Littéralement. Mais il aurait aussi pu gagner. Tout aurait alors été différent. Si cela avait été le cas, il serait aujourd’hui le héros de la famille. À ce jour, un siècle plus tard, il en demeure le mouton noir. Le tout est une question de chance. Qu’est-ce qui fait qu’un homme prend de tels risques. Quelle passion ? »
            Si l’atlas n’est qu’une forme visuelle de connaissance à travers des montages successifs de fragments du monde, Irini le tente sans preuve et avec des archives imaginaires, en opérant des incisions dans un corpus constitué de narrations orales et de silences allusifs.
            Une rencontre impossible avec le grand-père à travers un collage de jeu de cartes, un volcan débordant de couleur, un verre levé à la défaite, une Alice (?) dans le miroir, une bougie à la Cavafy suspendue sur un fond pourpre, une tendre caricature de médaille faite main, un bateau fantôme collé comme un placebo sur le carton d’une vielle valise familiale (pour couronner la fête du hasard, il s’agit d’une photo du fameux paquebot France, qui a été construit au début de la décennie utopique, en 1960 et dont le démantèlement pour être vendu à la ferraille à pris fin en 2009) : les éléments de la pièce Perdant Magnifique (car il faudrait les voir comme une pièce) ne sont que des questions, des possibilités de dialogue avec le sens même de l’« apotichia », l’échec, que le simple changement de quelques lettres différencie de « epitichia », du succès, dans la langue grecque.
            « L’échec est inhérent à l’acte de création, en laissant ouvert la question, non pas de savoir si quelque chose est un échec, mais de comment cet échec va être mis en oeuvre » écrit Lisa Le Feuvre, critique connue pour le lien qu’elle a développé entre le caractère évasif et instable du monde contemporain et la réactivation de la notion de l’échec en art. ("If at first you don't succeed... celebrate" Tate etc. issue 18, printemps 2010).
            Dans la Grèce dystopique d’aujourd’hui, s'il existe quelqu'un qui ne soit pas encore fatigué au point de souscrire aux propos de Felix Gonzalez-Torres "I’ve been waiting for the revolution for a long time and it hasn’t come. The ones that have come have done very little to change our ways. Therefore, I don’t want a revolution anymore; it’s too much energy for too little", alors il vaudrait mieux pour lui qu’il lise Beckett "Ever tried. Ever failed. No matter. Try again. Fail again. Fail better" (Worstward Ho, 1983).

            Karayannopoulou fait partie de la jeune génération des artistes grecques qui n’ont pas eu à faire avec la « tempête parfaite » de ces deux dernières années, mais avec la crise. Pas pour nourrir la boulimie de l’intérêt international pour des situations de catastrophe ou de désarroi, mais pour exposer la durée de cette crise, la spécificité qu'elle révèle tout en la préservant. Pour souligner plus particulièrement l’indétermination nécessaire qui caractérise la recherche d'une identité culturelle. En fin de compte il existe au moins deux mots grecs qui expriment cette ambiguité auxquels on pourrait songer en regardant l'exposition de Karayannopoulou : l'« harmolypi » cet étrange mélange de joie et de tristesse devant le terrible de la vie, mais aussi le « paradoxe » : ce qui se trouve « para » (à cote et au delà), de la « doxa » (le sens et la compréhension communs).

Nadia Argyropoulou
commissaire d'exposition
Avril 2012